mercredi, juin 21, 2006

Manuscrit jazz quartet 03/2Partie



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Le soir j’avais rendez-vous avec Alék. Il m’avait téléphoné : je lui parle du grand besoin que j’avais de me distraire ; il me propose de nous voir sur le Pont de la Tournelle, — près de là sur le Port, tu verras, il y a une esplanade avec deux « trous » où les gens dansent.
J’ai pris le vélos pour m’y rendre, c’était un peu comme revenir au monde. Je m’étais douché, je lui arrivais avec un polo blanc, pantalon beige. Parfumé. Il me manquait le Panama et les années 30.
En effet, il y avait comme deux sortes de trous : des cercles avec des gradins en dessous le niveau du sol. Dans l’un les gens dansaient le tango et dans l’autre la salsa. Deux ambiances complètement différentes, la première trop guindée, des gens en tenue, sérieuses, trop, quand on pense que c’était une danse des bas-fonds à Buenos-Aires, où l’homme est un maffieux et la femme une pute… Une pose de cours de danse, femmes célibataires du 16ème ? Je ne comprenais pas — quel intérêt trouvait-il là-dedans ? Alék avait fini par prendre des cours. Il était un habitué de ce genre de lieux. Il pouvait se déplacer un dimanche après-midi dans le 18ème. C’est dire. On y rencontre toujours, je ne sais pas pour quoi, le même type de femme : maigre, 1m65, poitrine sans matières grasses, cheveux châtain clair. Elles étaient là ce soir : habit noir en dentelle, sans décolleté, bras nus, escarpin talon haut, noir.
On changeait de tout au tout pour la salsa. Estivales, décontractées, les femmes étaient plus désinvoltes. On sortait du petit cercle d’initiés — tu sais, si tu ne sais pas danser elles te refusent… m’expliquera Aléx.

le rythme de salsa que je commence à entendre (mon choix était fait) me rappelle ce quelqu’un de joyeux, comme dirait maman, que je suis. Qu’est ce qui doit m’arriver pour que je me trouve dans cet état si piteux, hombre por Dios ! Si la peinture et le dessin étaient pour moi quelque chose jubilatoire, pour quoi diable je sombrais si facilement dans cette tristesse qui m’allait si mal, si peu moi. Il y avait, là, un mystère. Enfant par exemple, j’étais polisson, mais voilà qu’un jour… Rideau. Pour quoi ? Naciendo qué delito cometí…
alors — qu’est-ce qui me rendait si peu d’aplomb ? Un beau jour je me suis trouvé dans un labyrinthe, pour quoi ? Je pensais au poème de Jean de la Croix : entréme donde no supe…
j’y entrai sans savoir où… Je regardai les gens on me disant que peut-être la question était bien plus simple de ce que je ne pouvais l’imaginer. Il suffirait d’un peu plus d’entrain — qu’est-ce qui m’arrêtait ?
(Je revis l’homme du musée, une grimace me gela le visage, je fis un geste de la main, tout en secouant la tête et me tournai vers Alek)
— Ca a l’air d’être une fête privée ?
Il regarde les pacs des bières qui avaient un peu partout, et s’abaisse pour en prendre une et me l’offrir, et puis refait le geste pour prendre la sienne et après une brève gorgée me dit
— Je vais faire un tour à côté,

je le vois s’éloigner, puis je reviens sur la piste : les ombres des gens et des arbres projetaient sur le fond se mettent à bouger, je me retourne : c’est un bateau mouche. Je prends conscience que nous sommes au niveau de la Seine, et que moi-même je suis à quelque pas de l’eau. Le bateau mouche s’éloigne en direction du pont d’Austerlitz. Je fixe l’eau, j’essaie de savoir quelle est la couleur qui, là, s’y reflète, mais c’est impossible, je m’approche davantage : une modulation serpentine, le reflet lumineux des réverbères, mais l’eau, la couleur supposée de l’eau, ce vert opaque et délavé qu’on voit le jour, semblait englouti par le noir, le gris… Je ne me sens pas très bien, à deux doigts d’éprouver du vertige. Je revois l’ombre des arbres et des gens défiler sur le mur ; je me ressaisis. Un temps. Ma vue a du mal à fixer, un déséquilibre qui m’oblige à regarder le sol pour savoir où je marche. Je lève ma tête : étoffe blanche, du lin peut-être, une silhouette qui se détache du reste. Ses mouvements, qui demeurent quelques secondes de plus dans ma rétine comme s’ils étaient corroborés par des images au fond de moi. La reconnaissance d’une danse, des gestes précis, une souplesse que je connais, reconnais. Je reviens sur la silhouette, et je la vois… qui semble venir de l’arrière et passer devant, et en même temps, à partir de là où elle est viser cet amont. Ce n’est pas du lin c’est un tee-shirt blanc, seul le pantalon est en lin ; sa silhouette est plus dessinée, grande, svelte, un corps charpenté, elle ne doit pas être française : sa manière de danser, son visage, ses cheveux… elle fléchit ses jambes, s’amuse, rit, danse toute seule ; j’ai déjà entendu les paroles de cette chanson, je reconnais la voix de cette femme, je me garde de traduire, deux mondes parallèles que je ne veux pas interrompre, j’ignore où est le contrepoint ; je regarde à nouveau la Seine, j’entends le battement de la percussion pour la première fois : pulsations de congas — on commence par appuyer ses pieds au sol autrement que d’habitude, souplesse, un léger pas a côté, le rythme doit se réfléchir sur les hanches, un appel, un oubli, quand mon regard revient sur la piste, mes pieds ont épousé le rythme, je ne pourrai plus m’en défaire, surtout parce que maintenant c’est un merengue, cette voix aussi déjà entendue, moviendo la cadera, moviendo la cadera
une élasticité plus grande de l’espace et du temps, une autre façon de se rapporter à la vie — qu’est-ce que je me suis dit ?
je ne sais pas, je me souviens seulement d’avoir réfléchi la tête vide, les yeux vide, les mains vides ; je me suis dit quelque chose, ça oui, j’ai aussi décidé quelque chose ; mais quoi au juste ? je ne sais pas. Un blanc. Aussi blanc que le lin. Ensuite, avant de revenir à moi, je me suis souvenu de l’anniversaire de Nathan, le mois dernier, nous avions dansé toute la nuit… des sons qui se sont fondus avec la musique, la voix, azuquita, azuquita, de Célia que je commençai à entendre
quelqu’un me touche le bras, c’est Alek,
— Alors, c’était bien ?
— Oui, mais il y avait trop de monde. Et toi, tu ne danses pas ?
— Bientôt, je lui réponds sans quitter ma vue de la piste.

On s’assoit sur les gradins. Avec cérémonie je sors mon tabac et me roule une cigarette.

— Ca va ? Me demande Alék.
— Je crois.

Un temps se passe sans que nous nous parlions. Je ne la perds pas de vue. Elle danse seule et de manière continue, sans égard pour ce qui l’entoure. J’imagine un axe interne autour de quoi elle gravite, un rythme simultané à celui de la musique qui sort de la chaîne hi-fi. Je fais un signe du doigt en sa direction, qu’Alék comprend aussitôt
— Oui…
— Elle doit être vénézuélienne, non ?
Alék ébauche un sourire avant de me dire :
—Vas-y !

…ojala que llueva café, la voix de Juan Luis Guerra, on se lève. Je vois l’ensemble des corps qui dansent décrire une seule vague. Je regarde encore une fois vers la Seine, puis je tourne mon regard vers le Pont par où nous sommes descendus : des gens accoudés qui nous regardent ; je m’imagine ce que ça doit être vu de là bas. J’ai l’impression de tourner dans un film,
ojala que el otoño en vez de hojas secas… je la cherche… je ne la vois plus — où est-elle ? Mon regard ballait la piste, je me crispe un peu… Je vois un bus, Santiago, je cours après lui, je cours jusqu’au feu rouge, je fais signe au conducteur… — Mais où est-elle ?
un son que j’ai du mal situer, percussion, soit, mais d’où ? Afro-cubaine ? Irakéré ? Non. J’attends que la musique s’affirme… Dans le bus, je suis dans le bus, il fait très chaud ; nous venons d’une manif… Elle a du partir… Non. La musique est brésilienne, afro- brésilienne… Elle est là assise du côté de la fenêtre, elle ne m’a pas vu monter, je m’approche encore un peu plus
— Podemos bailar ?
elle acquiesce de la tête ; ce n’est pas de la samba, la percussion est plus proche des Caraïbes, plus afro-quelque-chose mais que je n’arrive pas à la situer ; je me surprends à être là, sans savoir comment. Il y a quelques minutes seulement il me semblait impossible pouvoir danser avec elle, et me voilà. Je ne sais pas comment. Un décalage mais fait sentir que ne suis nulle part et que cette musique m’enivre. Donnez le rythme d’une nuit, laissez-moi le dire sans que je parle… tengo visa para un sueño, le merengue revient, j’ai le temps de lui dire — de dónde vienes ? son regard est incrédule, elle recule d’un pas pour déclarer forfait, alors je comprends, et lui dis — Tu ne parle pas espagnol ? Elle fait non de sa tête, à ma question — d’où viens-tu ? elle répond — Je suis allemande, et j’éclate de rire ; dépitée, elle s’arrête, je lui dis de ne pas s’inquiéter, seulement que la voyant danser j’ai pensé… elle rit aussi et fait un geste entre naïf et coquin avec ses bras qu’elle plie vers elle, ses épaules qui montent et sa tête qui penche à droite, un désolée… qui m’attendri, et c’est le courrant qui passe, c’est l’instant ou quelque chose bascule, rien de très précis, un bien-être sans plus

à partir de là le temps n’est plus le même, à ce demande si c’es du temps. Le temps aura été mon grand « problème » – quelque chose que je n’ai jamais su ; et non parce que le temps soit le problème, où l’horizon, c’est, il me semble, que je n’ai jamais réussi à y être, dans le temps, encore moins dans les temps, et à nouveau cette attente, moi enfant, comme si j’avais été mis en marge, et à nouveau le bus… un quelconque de mes rêves, et cette parole que je porte en moi, différée, tacite, et pour laquelle je ne trouve pas le temps, je ne trouve pas de temps, de temps qui soit verbale, c’est-à-dire, qui se déclinant ait cette effet d’une présence qui soit la mienne — pages que j’écris en marchant, lectures faites, promenades, restant persuadé que si mon problème est le temps, le problème n’est pas le temps, la rançon est un effet muet que l’on porte et qui m’éloigne de tout commerce, performance, ou que sais-je, et non pas que ce choix ait d’abord été mien, il y a comme un début de phrases dont j’ignore l’entame, je veux dire que je n’est pas contenu dans celle-ci, comme le gland contient le chêne, et je me demande comment font les autres et c’est pour ça que la musique me soulage, Johnny Hodges n’est pas contenu dans Mood Indigo, il y va, lui, je suis sur qu’il y va, et je danse, quisiera ser un pez, tout ce à quoi je ne pense pas est compris dans la danse, comme la France comprend Paris, et Paris le Port de la Tournelle, mais c’est le Pont de la Tournelle qui est dans Paris, comme Mozart est dans Haydn

je vois qu’Alék s’est mis à danser lui aussi ; il y a un peu plus de monde que tout à l’heure. On a du mal à se déplacer, ça nous rapproche, nos phrases sont courtes. Nous ne cessons pas de danser. Je ne vois pas le temps passer. Plus tard, Alék viendra me dire qu’il s’en va pour ne pas rater le dernier Métro, je lui dirai que je reste un tout petit peu

je ne sais pas l’heure qu’il est quand la musique s’arrête, nous marchons un peu sans quitter le Port, puis nous nous assaillons sur un banc, nous entendons enfin nos voix respectives, elle parle très bien français. Nous avons tout le deux besoin de causer. J’apprendrai qu’elle a vécu à Paris, autrefois, qu’elle vient pour le wek-end, un coup de tête, avec une amie, elle me dira parce qu’elle est en train de divorcer et que c’est triste, qu’elle n’en pouvait plus — c’est surtout, me dira-t-elle, de voir comment les personnes changent, c’est très moche, ja, tu as du mal à croire que tu a vécu avec cette personne, puis tous ces problèmes avec l’avocat. C’est très moche, et toi, tu es marié ?
— Oui. Nous vivons aussi un moment difficile, mais pas dans le même sens.
— Tu as des enfants ?
— Non, pas pour le moment. Là, elle est en vacances, je suis à la maison, mais j’ai pris une chambre pour quand elle revienne. Nous allons nous séparer pendant un moment, mais, nous ne sommes pas fâché ni rien, c’est pour nous préserver, pour éviter de détruire… tu sais, je ne dors plus, bon, elle vient de finir ses études, la balle est dans mon camp. Je dois écrire un livre. Voir pour la suite. Il m’est difficile de dire ce que je vis. C’est comme un cauchemar réveillé. Mais j’ai horreur de parler comme ça.
— Pour quoi ?
— Parce que ça ne veut rien dire. Tu aimes la peinture ?
— Oui, bien sûr.
— J’ai un tableau ici, tu sais, ce tableau, voilà, il me faut ce tableau, ah ! mais je sais pas le dire, c’est impossible de le dire pour que tu le comprennes, la peinture et bien, je ne sais pas s’il y a de la peinture, pour moi, non… c’est pas la peine, parlons d’autre chose. Et toi, tu fais quoi dans la vie ?
— Je travail pour la télévision à Munich, je dois organiser des soirées, non mais c’est interne, des réceptions... J’ai fait une partie de mes études à Paris tu sais, oui, de la littérature. Je sais, ça n’a rien à voir avec ce que je fais maintenant…

notre conversation commença alors à bifurquer, pour nous éloigner de là où étions, sachant qu’il était inutile d’en parler, et plus encore qu’il était probablement un mensonge que de se parler ainsi, parce que nous étions là, tout bêtement là, et qu’il devait y avoir quelque chose d’équivalent à la danse, comme dire avec joie ce que nous aimions, ou ne rien dire, et nous approcher de ce silence qui reconnaît la présence de quelqu’un et arrête le bavardage, parce qu’avec deux ou trois mots nous savions l’essentiel ; nous étions là, ni l’un ni l’autre avait envie de partir, et c’est peut-être cela qui nous fit nous regarder vraiment, et que je puisse lui tendre ma main pour lui caresser le visage, et qu’elle vienne placer ses lèvres sur mes doigts, et ensuite que je place ma tête entre ses jambes et que je lève mes deux bras et qu’elle se penche sur moi jusqu’au baiser

je ne sais pas combien de temps dû s’écouler avant que je ne me rende compte qu’il commençait à faire jour — l’aube, je lui dis tout en levant mon bras, l’aube, c’est mon heure, d’abord il y a quatre heures du matin, c’est l’heure à la quelle tu entends les premiers gazouillements des oiseaux, si, si j’ai fais plusieurs fois le constat, quatre heures, puis il y a cet autre instant, quand je me rends compte que les rideaux ont changé de couleur, l’aube, c’est important, non ?

quand nous nous quittâmes il devait être sept heures du matin, un 14 juillet, et rentrais pour écrire

« il y des gestes dont la matérialité est beaucoup plus forte, je veux dire puissante, que le souvenir à partir duquel nous essayons de penser ce que nous avons vécu ; un dessin est plus juste, l’écriture est plus certaine, là, je peux retrouver par réflexion le renvoi d’une joie qui demeure, et au lieu de prendre congés des heures passées en y pensant, veiller : des effets tardives qui viendront ordonner les couleurs du paysage d’une manière inédites — tresses d’ombres et tons diffus imbriqués autrement qu’ils ne l’étaient par le passé, ( j’avais déjà associé les dessins de Watteau à Spinoza) »

jamais revue depuis, Cassandra.

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