mercredi, juin 21, 2006

Manuscrit jazz quartet 03/1Partie

Je redescends le lendemain. J’avais pris soin de ne pas remettre le manuscrit dans le carton. Nouvelle recherche. Il n’y a pas de pages tapées. Je lis un peu…

Manus/III/c,da
1er octobre —
et que ma plume vienne et que ce soit l’encre le vent, lent le vin vient de loin le vent, que l’encre imite l’air et l’argile, et qu’en dessous le silence, si le silence est un bien, me conduise jusqu’au chant, demain je réécouterai Haydn, et Mozart dans Haydn, le fils dans le père
j’ai fait un rêve d’une étrange sobriété, c’était pourtant un cauchemar — la version étouffée d’une voix : je rentrais dans une salle, plusieurs personnes se trouvaient là sans qu’aucune fut présente, des murs de bois revêtus d’étagères, des livres anciens, une longue table ; j’écoutais la voix qui ne s’entendait pas et ce silence dont l’autorité me sommait de m’expliquer. J’ai pris alors la parole, sans que personne fut, ils étaient tous à m’écouter en demi-cercle ; ce que je disais se dissolvait dans l’air, en retour on entendait un cri étouffé, aphone, et plus j’avançais dans mon discours plus ma voix devenait inaudible, pris de panique j’indiquais vers le fond de la salle où une terre cuite du Bernin s’y trouvait. Je m’en approche, quand je veux la prendre, elle disparaît. Je reste là, les bras levés et béants, pourtant je sens son poids et regrette seulement de ne pas avoir de la terre glaise pour la refaire, c’est alors que j’entends des rires autours de moi, je regarde le sol, ébahi et déconfit,
que ma plume vienne sous l’encre envelopper et rompre le jour qui n’est pas, ne fut pas et ne fut plus, je marchais, j’allais vers l’endroit d’où ma parole était partie, il y avait une fenêtre très en haut, un rayon la traversait et allait se projeter dans le mur d’en face : courbe d’orge sur le bois ; je vois une poussière d’un gris bleuté dans l’air s’agiter, quelque chose de corpusculaire et instable qui reproduit la trajectoire du rayon, milles éclaboussures se croiser dans l’air; sans m’arrêter de marcher je commence alors à réciter ce long poème de Lucrèce en son quatrième livre, ce mêlait à cette scène le souvenir, plus ancien, d’une cuisine à la campagne : la maison de l’oncle maternel, là aussi il y avait en haut une fenêtre que j’allais épier quand tout le monde faisait la sieste, vers trois ou quatre heures de l’après-midi, je regardais ce bleu poussiéreux s’agiter, et entendais graviter autour, et se poser ça et là, des mouche qui bourdonnaient ; l’air qui m’était toujours paru transparente et vide me dévoilaient son monde infime, là, dans ce faisceau qui était comme une fumée sans arabesques — mais comment pouvais-je réciter ce poème que je ne connaissais pas par cœur ? voilà qui était invraisemblable, pourtant je reconnaissais bien cette quatrième partie du livre qui commençait par : Des Piérides je parcours les lointaines contrées que nul n’explora — preuve de que je rêve, je me disais dans le rêve,


Chemise, sous chemise. Le choix d’une couleur. Je continue à écrire par en dessous, sans faire exprès. Feuilles jaunes. En réalité c’est un ocre-sable que j’avais choisi pour écrire.

Jonquilles. Deux frères les vendaient à la sortie d’un parc de stationnement où elle est venue garer la voiture. Couleur. La couleur qui représente le chemin que j’étais en voie de tracer. J’avais travaillé sur le rouge, je séjournais dans le jaune ; il me restait le bleu : je me couchais à l’aube. C’était un moment difficile, je ne voyais pas d’issue en dehors de cette patience que je m’inventais — jours et choses vues devenaient par bribes, ici ou là, une trouée par où je pouvais m’échapper un instant, respirer
Je n’avais d’autre lieu que les fables que je pouvais inventer.

Commet suis-je arrivé à me dire que le Musée était mon labyrinthe ?

— je ne comprenais pas pourquoi, au lieu de me conduire à bon port, mes efforts se retournaient contre moi, comme si par le truchement d’un disfonctionnement interne, ce qui devait m’indiquer la sortie, cela même m’en éloignait. Ainsi tous les acquis de mes nombreuses lectures avaient autant de raison d’être la source d’une joie extrême, que je vivais, comme la cause de mon désarroi. Il m’était possible de réaliser des progrès notables mais pas de leur donner existence, et cet écart qui pour mon intelligence avait ses attraits, dans ma vie de couple était un abîme qui me faisait souffrir. Tout espoir retardé, je ne dormais plus la nuit.

D’abord fut l’aube, voyais pointer le petit jour. J’écrivais le peu d’un plus. J’étais dans un labyrinthe. Le Louvre était ce labyrinthe. Mais le Louvre était aussi un jardin. Il suffisait de trouver la clé

notre cerveau enregistre les couleurs au gré d’une façon qui nous caractérise ; se crée en nous une sorte de carte pour ne pas dire de tableau qui, si chacun pouvait le projeter dehors, serait l’équivalent d’une empreinte digitale ou d’iris. Unique. Ajoutons qu’à cela puissent venir se greffer les jours simples de notre vie. Ainsi j’ai vu ces deux frères s’improviser un métier pour gagner quelques sous un mois de mai, et ces jonquilles, que nous avions vu pousser librement dans les sous-bois du château de Chantilly, venir à ma rencontre — cet ami qui nous fait signe
Comme il était improbable que je puisse partager ce moment en le lui expliquant, (nous nous étions garé là parce qu’elle voulait aller aux toilettes) quand elle est revenue du restaurant je les avais déjà à la main pour les lui offrir. Cela et d’autres gestes de même nature allaient partir en éclats ce jour de septembre.



c’était un signal, je devais me souvenir de quelque chose, j’avais par le passé lu cette partie à haute voix, comme j’aimais réciter Empédocle et comme je m’appliquais à lire les premières pages de Finnegans Wake, mais je ne les apprenais pas par cœur ; ce rêve, (dans le rêve j’étais conscient que je rêvais) il m’avertissait : je voulais dire quelque chose à quelqu’un mais les amarres lâchaient, les dédales se multipliaient, ce poème était là, pour le rêveur, comme un ultime recours, le dernier rempart, pour enrayer quelque chose,

le Bernin, quand j’ai voulu la prendre… un dimanche, il n’y a pas très longtemps, après avoir vu au Louvre : Véronèse et le Titien, la Bella Nina etc., me dirigeant vers la sortie, quelle ne fut ma surprise à la vue d’une terre cuite du Bernin, une Sainte couchée, que des souvenirs ; moi disant en aparté : je ne te le dirai pas, si tu ne le dis pas, je ne le dirai pas, je ne dirai rien…
le poème pendant que je le récitais était une trouée par où je pouvais descendre ; je remontais et refaisais surface, et ce malgré la salle comble et vide, ce qui est un comble pour une salle vide, où ces Messieurs attendaient mes explications, et moi, nulle voix qui sort,



Je ferme le dossier et vais au carton dans l’espoir de trouver ces pages tapées. Rien à nouveau. J’ouvre un dossier qui correspond au projet de livre. A l’intérieur se trouve décrite une promenade au Louvre, le début du livre que j’étais en train d’écrire.



L’Ecole du Nord… Mes promenades étaient magiques. Si d’un côté il y avait ce but que j’avais à atteindre, but que je déduisais non pas de la connaissance que j’avais de l’objectif (à vrai dire, je ne savais que peu de choses à ce sujet) mais de la fermeté avec laquelle je pouvais refuser les fausses pistes, de l’autre se trouvait ce plaisir que j’éprouvais à la vue d’un pont, des bouquinistes, d’un détail, des passants, des lumières que je comparais à celles des jours précédents. Je marchais lentement, si lentement que je donnais l’impression de n’aller nulle part.
Comme un paradoxe : si j’allais au Louvre, aucun de mes pas m’en approchait ; je n’avais pas encore atteint le Pont des Arts que je m’y trouvais déjà. Où que je fusse, la sensation était la même : se sentir expulsé de là où j’étais.
La solitude avait produit en moi une autre voix que celle dont on se sert pour parler. Ma méditation ne s’appuyait pas toujours sur des mots et pouvait, à l’occasion, éclore des couleurs perçues, la voix provenir de plusieurs endroits à la fois, et se maintenir dans une zone hybride. Comme cela avait lieu dans l’espace, j’avais l’impression de rester dans un lieu ajourné pour les autres. Moi-même, en dehors du moment, quand je rentrais et que j’essayais d’y penser, je me sentais séparé de mon bien, incapable de faire la synthèse. Pourtant j’écrivais, j’écrivais comme on part à la pêche, sans savoir… disons que je notais, je notais pour ce moment où il me serait possible de déchiffrer
à quinze ans je faisais, en bord de mer, des promenades avec cette même appréhension, chassé d’où j’étais, j’improvisais dans la marche, j’allais du côté de la maison de Ada, sans me présenter ni m’approcher de trop, j’avais réussi à produire un silence qui me servait de bouclier, j’étais comme un chiot, avec des cailloux à la main, je me sentais accompagné. Il y eut cette séparation dans ma vie, cette nécessité de me forger une voie en dehors des protocoles, une douce mélancolie, j’enrayais une agression qui allait jusqu’à dans mes rêves, c’était comme un message que je ne comprenais pas, qui m’était destiné, et que je ne comprenais pas.
C’est l’intuition qui forge nos premières armes. Il peut s’écouler un temps plus ou moins long avant de l’apprendre, nous pouvons désespérer de ne pas voir l’issue, pourtant, c’est dans les moments les plus difficiles que ce qui paraît se présenter sous le signe de l’infortune récupère le tracé d’un choix — un trait qui nous représente, qui nous fait tenir alors que tout le reste est en retrait, mais nous ne pouvons rien dire, et c’est normal qu’il en soit ainsi, car nous ne pouvons pas présenter ce qui nous représente, puisque ce lieu nous l’occupons ; un secret est désormais notre place, et cette place est incommunicable, une âme si par « âme » nous entendons la forme d’un corps

parfois je ne savais plus l’âge que j’avais ; le souvenir n’avait pas la marque d’un temps révolu, il était comme de la pluie qui tombe, un même son sur le bitume. Quand nous vivons une douleur, en abrégé nous récapitulons les chagrins qui lui on précédé, ce sont eux qui façonnent la manière que nous avons de sentir, ou d’accorder plus d’importance à ceci plutôt qu’à cela, le temps est une denrée qui s’ajute avec le deuil et l’oubli, mais d’abord c’est le même chiffre frappe la peau du tambour,

chose je n’ai jamais osé dire à personne…

… lors d’une de mes promenades, il arriva quelque chose qui me laissera dans le plus grand embarras… Je déambulais de salle en salle, mon trajet était irrégulier, je pouvais avancer sans regarder tableau puis m’attarder sur un détail ou me souvenir d’un autre, revenir sur mes pas pour vérifier mes sources. C’est lors d’un de ces changements de direction que j’ai la sensation, d’un côté, d’être suivi et, de l’autre, la certitude de que quelqu’un me suit. Un homme, dont je n’ai pas voulu voir ni visage ni rien, ni prêter attention par la suite ni vérifier mes soupçons. Rien. C’est arrivé quand j’ai voulu revenir sur un tableau qui se trouvait dans la salle que je venais de quitter, ne s’y attendant pas, l’homme afficha un sursaut et voulu se cacher se tournant vers le mur de clôture. Le geste était maladroit, et si évident que difficilement on pouvait lui attribuer une autre explication ; mais en même temps invraisemblable — qui pouvait bien me faire suivre ? Je croyais rentrer dans un cauchemar — alors là je suis foutu, fou à lier. Un terrain sablonneux où c’est la raison commence la besogne et la paranoïa qui la termine

J’eusse préféré ne pas y assister. Ma douleur fut intense et radical
mais comment dit-on ça quand trop de questions prennent lieu en un seul point et que le point éclate, s’étiole et part en milles morceaux ? Cela vous laisse à moitié ailleurs et ailleurs nulle part
pouvait être vrai, pouvait être faux, coïncidence avec quelque chose qui ne m’était pas destiné ? un concours de circonstances qui débouchait sur une certitude là où seule était vraie l’illusion ? comme ce manteau qui perché à l’entrée, quand on n’est pas prévenu nous fait croire à quelqu’un . Car qui pouvait bien me suivre ? Qui ?

Non ? Et si… non ? Je me refusais à admettre qu’à l’instigation de quelqu’un j’étais suivi. Les plus folles hypothèses. Non ? Crois-tu ? Une cascade de conjectures en roue libre. J’avais le souvenir d’une lecture de Sabato : le narrateur qui sans que nous ne nous rendions compte va passer du soupçon à la suspicion et de la suspicion à la certitude, basculer dans le délire : les aveugles sont une secte qui domine le monde,
non, je me trompais certainement. C’était mon état fébrile après tant de nuits blanches, travail dont je ne voyais pas le bout. Je savais ne pas avoir les moyens d’être certain de quoi que ce soit. La contrainte était double : si j’affirmais, je ne me laissais aucune chance de distinguer le vrai du faux, si je niais, je ne donnais plus de crédit à mes sens. J’étais nulle part. J’ai eu sommeil, mes yeux piquaient. C’était une intrusion dans ma vie privée. J’avais le vertige du seul fait d’y penser. Se dressaient autant de fantômes que des conversations j’avais avec moi-même. J’ai voulu oublier ce qui venait de se passer, mais c’était comme au billard, où une boule transmet le mouvement à l’autre… la cause n’était plus là où je l’avais rencontrée

mais comment dit-on ça quand trop de questions prennent lieu en un seul point et que le point éclate, s’étiole et part en milles morceaux ? Cela vous laisse à moitié ailleurs et ailleurs nulle part
comment allais-je faire maintenant ? ah ! mais je m’étais habitué à donner à ces divagations une matière plastique et musicale, elles pouvaient à tout moment laisser la place vacante. Des notions qui avaient le don de se succéder les unes aux autres. Je pouvais aussi bien les suivre d’après le vide que chacune laissait que l’étoffe qui était la leur — si vous pensez dans la langue, je disais, c’est aussi un manteau qui vous couvre, dans cette langue de tous les jours, dans cette manière de parler de tous les jours, dans cette manière imprécise de dire parce que chaque chose manque à sa place
soit, mais et si c’était vrai, et si quelqu’un… etc. Non, décidément s’en était trop… cela m’épuisait.

Une douleur chagrine restera dans l’air comme la seule chose viable. Je n’avais des tableaux que le souvenir d’une autre ville… Venise. Le jazz j’allais le rencontrer là même où j’avais suspendu mes visites, d’ailleurs, j’ignorais à l’époque que le Louvre allait me quitter pour un temps. Sept ou huit années. Let’s fall in love, Duke et Johnny en 1959.

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