mercredi, mai 31, 2006

Manuscrit jazz quartet 02


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II

Deux jours plus tard je redescends. Est-ce bien le manuscrit ? Dossier jaune. Septembre. Je lis sans pouvoir me dire — oui! Pour l’instant je n’ai pas envie de rechercher à fond. Le jazz, mon seul appui. Célia Cruz n’est pas loin mais Johnny Hodges me guide. Chaque fois que je tends vers plus de rationalité, je me réponds comme s’il ne fallait pas détruire le charme — plus tard, plus tard. Charme ? Ce n’est pas tenir compte de mes appréhensions. Malaise déjà physique. Par moments ira. Colère. N’est-il pas vrai que je pourrais tout écrire de nouveau, tellement les étapes semblent se répéter en abrégé ? Bréviaire. De quoi ? J’entends qu’il joue. J’entends surtout cette attitude qui précède le jeu lui-même, un silence fait sur soi, tout lien et heur suspendu ou congédié… vous attendrez je vous dis, là je joue, tout ce que vous voulez, après, mais pas maintenant ; et là, plus personne, le silence puis le débit qui trace un son inégalé

J’ai beau me souvenir d’un tas de choses, l’opacité reste entière. Il y a plus de vérité dans ce malaise physique que dans toute cette cohorte de réminiscences. Je devrais trouver quelques points plaisants qui, m’emmenant vers plus de distraction, me sortiraient du premier cercle.

Je lis encore un peu.

pourrais opposer une myriade d’autre « faits », incluant parmi ces derniers, les rapprochements que j’ai pu faire, à cette époque, entre deux situations bien différentes, la première où je m’imagine attendre assis sur une chaise que quelqu’un vienne me chercher et l’autre une lecture que j’ai fait 35 ans après du mythe de Thésée. Je pourrais dire que j’inclus parmi les « faits » aussi quelque fable qu’enfant j’avais dû me raconter. Avoir l’impression qu’il s’agit d’un problème mathématique : un souvenir vague d’avoir noté que pour tout x
penser qu’il peut s’agir d’une promesse non tenue, il y a surtout qu’enfant notre créance est grande,
d’avoir été abusé
il était question, chez moi, d’une véritable hantise au sujet de ce moment qui changea ma vie et pour lequel je n’ai aucune date, si ce n’est soupçonner mon enfance et la théorie des ensembles. Mes parents m’avaient mis dans une école expérimentale. On y testait les nouvelles méthodes avant de les appliquer au niveau national ; nous étions des cobayes en quelque sorte. Méthode Cousinnier ( ?) je crois qu’on la nommait. Mlle Marta est au tableau, Marta ou Blanca. Je la vois écrire d’une façon tout à fait autre, se servant de signos dont elle nous commentait l’usage et la fonction. Cet A inversée, par exemple. Là. C’est là. C’est là que quelque chose m’est arrivé. Un peu avant, un peu après. Je la vois au tableau qui nous explique quelque chose que je vais cesser bientôt de suivre comme si sa voix, désormais aphone, n’allait plus m’arriver. Un rêve d’angoisse m’engloutit. Puis mon enfance se brouilla. Puis apparut : l’enfant qui attend sur la chaise. Puis.

Le jour de notre rendez-vous chez le juge, notre dernier rendez-vous, je n’ai pas voulu attendre dans la salle où elle se trouvait, ainsi j’ai décidé de rester dehors dans le couloir. Il y avait une chaise là près d’une de fenêtres qui donnaient sur la cour. Je me suis approché de la fenêtre et de cet homme qui va à la fenêtre, je voulais à ce moment si « important » pour moi (important n’est pas le mot exact) être cet homme qui va à la fenêtre, je voulais, n’ayant pas pu lui parler, qu’elle garde cette dernière image de moi, et que cette image soit ou puisse un jour se traduire ou se convertir en phrase : l’homme qui va à la fenêtre, ou, un homme assis à la fenêtre. J’ignorais que je lui donnai l'une des clés de ma vie. Même si le véritable destinataire de la chose n’est autre que moi. C’était là mon adieu.

Quand la tristesse dépasse son seuil, nous rentrons dans un état qui, vu du dehors, fait penser à la sagesse.

Une partie manque. Je ne vois pas comment j’aurai pu l’égarer. Le début manque. Au troisième jour un trajet à vélo. Des pleurs qui me libèrent, enfin. Un repas avec une amie, incrédule — mais non, mais non. L’air de Paris. C’est comme si on me tendait un autre manuscrit que celui que j’ai écrit. Vas-tu improviser cette fois ? Il me brûle d’écrire une suite. Je ne prends pas le manuscrit avec moi. Demain je reviens.

Je décide de sortir. Un déjeuner rapide. Sept ou huit ans avant de pouvoir remettre les pieds au Louvre. Dix pour un manuscrit. Je prends le RER, un carnet l’appareil photo. Ecole du Nord, ma promenade est celle d’il y a dix ans.



pourrais aussi dire que je marche là même où j’ai écrit et que ce qui paraît se dédoubler ne fait que produire un écart, car je pourrais demain tout à fait par hasard retrouver une partie du manuscrit où je raconte quelque chose de semblable à ce que je m’apprête à écrire maintenant sans pour autant coïncider — cette lecture que j’aurai fait un jour de la deuxième Méditation de Descartes et que je mentionne ici pour donner à entendre moins ma culture que mon désarroi d’alors, où rien pouvait me venir en aide, et peu de choses me dire que j’allais dans le chemin d’une sortie, ni qu’enfin je trouverai ce rien qui tant me manquait, comme s’il s’agissait plus de que ce rien change de place qu’il ne disparaisse,
et d’y lire cette manière à lui de dire un obstacle, et placer devant lui des doutes comme s’il fallait se passer de tout pour ne pas tomber, de tout sauf de cette si belle écriture, car lui Descartes tout philosophe qu’il pu être, avait choisi la langue même selon un axe qui nous dit des choses simples où souvent il est question de rêve, et de cire. Lecture faites ici, au Louvre, et que j’ai eu toujours honte de communiquer à autrui de peur de paraître pédant et que maintenant me semble représenter tout ce que j’ai pour ne pas supprimer ce rien car je ne peux être moins que rien sans aussitôt annuler un jour sur terre, qui est ce que nous sommes ; ce serait mentir quant au lieu et à lanature d’une joie éprouvée, puisque si ce fut beaucoup me demander d’accorder ce que je ne désirai pas, je ne peux retrancher de ma vie une lecture aussi importante sans détruire la raison pour laquelle je donnai, cependant, mon accord, sans dénier ces promenade et l’espoir que j’en gardais (si seulement je pouvais trouver un point d’appui…) enfin sans congédier Hodges du même coup.
Ce n’était pas de sa philosophie que je m’en acquittais mais de ma détresse, même effet que le son du saxo jouant Mood Indigo

et chaque fois que j’arpente ces couloirs je ne peux m’empêcher d’y penser, — pourrai-je donc continuer d’écrire ces pages évitant, autant de fois que la chose se présente à mon esprit, d’y référer ? C’est, je crois, qu’à force il en va de ma liberté. J’entends que cela puisse paraître absurde. J’attendrai que quelqu’un m’y autorise comme, enfant, qu’un autre vienne me chercher. Je laisserai croire aussi que pour la peinture, que je peigne, relève du même avatar. Et que c’est pour ça que je viens si souvent, que c’est a cause de cet interdit que je venais si souvent : ce rien n’aura été qu’une parole que j’eusse voulu entendre à mon égard, que celle-ci une fois proférée aurait permis à cet enfant de quitter son siège, produisant un effet de chaîne dont le dernier maillon est ce coup de pinceau que je n’ai pas su trouver pour le lui offrir à temps…
je me surprends à ne pas pouvoir infirmer l’argument

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